8
Un visiteur
Je m’éveillai après un laps de temps que je ne pus mesurer. Je levai la tête et regardai alentour. J’étais seul dans le noir et rien ne semblait avoir changé. Je tapotai la poche de mon gilet ; les manettes de la Machine transtemporelle y étaient encore en sécurité.
Lorsque j’essayai de bouger, mes jambes et mon dos courbaturés s’irradièrent de douleurs lancinantes. Je me redressai sur mon séant puis me relevai avec l’impression de sentir chaque année de mon âge ; je remerciai le ciel de ne pas avoir été forcé de passer brutalement à l’action pour repousser une tribu de Morlocks en maraude ! J’exécutai quelques mouvements saccadés pour me dérouiller les muscles, puis je ramassai ma veste, la défroissai et l’endossai.
J’entrai dans le cercle lumineux.
Je constatai que les plateaux, avec les cartons de nourriture et le seau d’aisances, avaient été renouvelés. Donc, ils me surveillaient ! Certes, je m’en étais douté. Je retirai le couvercle des cartons et n’y trouvai que les mêmes déprimantes plaquettes de pitance anonyme. Je pris en guise de petit déjeuner de l’eau et un peu de la substance verdâtre. Ma peur avait disparu, remplacée par un ennui paralysant : l’esprit humain peut s’accommoder des changements de situation les plus insolites avec une rapidité déconcertante. Serait-ce là mon destin à partir de maintenant ? L’ennui, une couche sans douceur, de l’eau tiède et un régime à base de plaquettes de chou bouilli ? C’était comme si j’étais retourné à l’école, songeai-je avec tristesse.
— Pau.
Cette simple syllabe, doucement prononcée, résonna à mes oreilles comme un coup de feu au milieu de tout ce silence.
En hurlant, je sautai sur mes pieds et brandis mes plaquettes de nourriture. Geste absurde, peut-être, mais je n’avais pas d’autre arme. Le son était venu de derrière moi et je fis volte-face dans un crissement de bottes.
Un Morlock était là, immobile, juste en lisière du cercle lumineux, à demi éclairé. Il se tenait droit – il n’avait pas l’attitude de singe accroupi des créatures que j’avais jusque-là rencontrées – et portait des lunettes enveloppantes comme un bouclier de verre bleu qui revêtait ses yeux volumineux d’un écran opaque.
— Tik… pau, énonça cette apparition dans un bizarre gargouillis.
Je reculai en trébuchant bruyamment sur un des plateaux. Je levai les poings.
— Ne m’approchez pas !
Le Morlock avança d’un pas et se rapprocha du faisceau lumineux ; malgré ses lunettes, il eut un léger mouvement de recul devant l’éblouissante clarté. C’était un spécimen de la nouvelle race – apparemment plus évoluée – de Morlocks, l’un de ceux, compris-je, qui m’avaient assommé ; il semblait nu, mais le pâle pelage qui lui revêtait le dos et la tête était tondu – délibérément – dans un style plutôt sévère, et taillé au carré au niveau du sternum et des épaules, ce qui donnait l’impression d’une sorte d’uniforme. Il avait un visage étroit, dépourvu de menton, comme celui d’un enfant disgracieux.
Un écho fantomatique de la douce sensation éprouvée en fracassant le crâne d’un Morlock sous ma matraque me revint en mémoire. J’envisageai de me jeter sur cet individu et de le précipiter à terre. Mais en quoi cela m’avancerait-il ? Il y avait sans aucun doute d’innombrables êtres comme lui tapis dans le noir, là derrière. Je n’avais pas d’armes, pas même mon tisonnier, et je me rappelai comment le cousin de ce gaillard avait levé contre moi son bizarre pistolet et m’avait terrassé sans effort aucun.
Je décidai d’attendre le moment propice.
Et, de surcroît – cela peut sembler étrange ! –, je m’aperçus que ma colère se dissipait pour se changer en une sorte d’incompréhensible ironie. Ce Morlock, malgré la pâleur habituelle de sa peau de cloporte, était assurément comique : qu’on imagine un orang-outang, le poil tondu ras et teint en un blanc jaunâtre blafard, qu’on eût encouragé à se tenir debout et à porter une paire de lunettes criardes, et l’on aura une idée de l’effet qu’il produisait.
— Tik… pau, répéta-t-il.
Je fis un pas vers lui.
— Que me dis-tu là, brute ?
Il tressaillit – j’imaginai qu’il réagissait au ton de ma voix plutôt qu’à mes paroles – puis montra, l’une après l’autre, les plaquettes de nourriture dans mes mains.
— Tik, dit-il. Pau.
Je compris.
— Juste ciel ! dis-je. Tu essaies de me parler, n’est-ce pas ?
Et de lui montrer mes plaquettes, l’une après l’autre.
— Tik. Pau. Un. Deux. Parlez-vous anglais ? Un. Deux…
Le Morlock pencha la tête sur le côté, comme les chiens le font parfois, puis dit, presque aussi distinctement que moi :
— Un. Deux.
— Exactement ! Et ça continue : un, deux, trois, quatre…
Le Morlock avança d’un grand pas dans mon cercle lumineux, mais je remarquai qu’il restait hors de portée de mon bras. Il montra du doigt mon bol d’eau.
— Agua.
Agua ? Cela me rappelait du latin, même si les langues classiques n’avaient jamais été mon point fort.
— Eau, répondis-je.
Une fois de plus, le Morlock écouta en silence, la tête inclinée.
Et nous poursuivîmes ainsi. Le Morlock montrait du doigt des objets ordinaires – des pièces de mon costume ou des parties du corps comme la tête ou un membre – et me présentait un mot de son cru. Certaines de ses propositions étaient franchement impossibles à identifier, d’autres ressemblaient à de l’allemand ou à du vieil anglais. Je lui indiquais alors le vocable moderne. Une ou deux fois j’essayai de l’entraîner dans une conversation plus longue – car je voyais mal comment nous pourrions aller très loin avec ce simple glossaire de substantifs –, mais il restait immobile, attendant que je me tusse, puis reprenait son patient jeu de correspondances. J’essayai sur lui un peu de ce qui me restait de la langue de Weena, cet idiome mélodique et simplifié fondé sur des phrases de deux mots ; mais, une fois de plus, le Morlock attendit patiemment que j’abandonnasse.
Ce jeu continua pendant plusieurs heures. Finalement, sans cérémonie, le Morlock prit congé de moi : il s’éloigna dans l’obscurité et je ne le suivis pas (pas encore ! me dis-je de nouveau). Je mangeai et dormis puis, lorsque je me réveillai, il revint et nous reprîmes nos leçons.
Tandis qu’il arpentait ma Cage de Lumière, montrant les objets et les nommant, le Morlock évoluait avec des mouvements passablement fluides et gracieux et son corps semblait expressif ; mais je finis par me rendre compte à quel point on se fie, dans la vie quotidienne, à l’interprétation des mouvements de ses semblables. Je ne pouvais absolument pas décoder ainsi ce Morlock. Il m’était impossible de deviner ce qu’il pensait ou ressentait – avait-il peur de moi ? s’ennuyait-il ? – et je me sentis, du coup, grandement désavantagé.
À la fin de notre deuxième séance d’apprentissage, le Morlock se recula et dit :
— Cela devrait suffire. Me comprenez-vous ?
Je le regardai, ébahi, stupéfié par cette soudaine aisance dans ma propre langue ! Sa prononciation était approximative – le langage fluide des Morlocks n’est apparemment pas conçu pour les rudes consonnes et les coups de glotte de l’anglais – mais les mots étaient tout à fait compréhensibles.
Comme je ne répondais pas, il répéta :
— Me comprenez-vous ?
— Je…, oui. Je veux dire : oui, je vous comprends ! Mais comment avez-vous fait ? Comment avez-vous pu apprendre ma langue… à partir d’un si petit nombre de mots ?
Car j’estimais que nous avions couvert à peine cinq cents mots, dont la plupart étaient des noms concrets et des verbes simples.
— J’ai accès aux archives de toutes les langues anciennes de l’Humanité – telles qu’elles ont été reconstituées –, du nostratique au groupe indo-européen et à ses prototypes. Il suffit d’un nombre réduit de mots clés pour retrouver la variante appropriée. Vous devez m’informer chaque fois que je dis quelque chose d’inintelligible.
Prudemment, j’avançai d’un pas.
— Anciennes ? Et comment pouvez-vous savoir que j’appartiens à cette Antiquité ?
D’énormes paupières balayèrent les yeux sous la courbure des lunettes.
— Votre apparence physique est archaïque. Et le contenu de votre estomac, d’après l’analyse.
Il frissonna pour de bon, songeant manifestement aux restes du petit déjeuner de Mme Watchets. J’étais stupéfait : j’avais affaire à un Morlock délicat !
— Vous n’êtes pas de ce temps, poursuivit-il. Nous ne comprenons pas encore comment vous êtes arrivé sur Terre. Mais je ne doute pas que nous allons le savoir.
— Et en attendant, dis-je avec une certaine énergie, vous me gardez dans cette…, cette Cage de Lumière. Comme si j’étais une bête et non un homme ! Vous me donnez un plancher pour dormir et un seau pour mes besoins…
Le Morlock ne dit rien : il m’observait, impassible.
La frustration et la gêne qui m’assaillaient depuis mon arrivée en ce lieu débordèrent, à présent qu’elles pouvaient s’exprimer, et je décidai que l’échange de politesses avait assez duré.
— Maintenant que nous pouvons nous parler, dis-je, vous allez me dire en quel point de la Terre je suis. Et où vous avez caché mon véhicule. Comprenez-vous cela, l’ami, ou faut-il que je vous le traduise ?
Et j’allongeai le bras vers lui avec l’intention de saisir les touffes de poils sur sa poitrine.
Lorsque je fus arrivé à moins de deux pas de lui, il leva la main. Ce fut tout. Je me souviens d’un étrange éclair vert – je ne vis jamais l’instrument qu’il avait dû tenir tout le temps qu’il était resté près de moi – puis je tombai sur le Sol, parfaitement inconscient.